Colloque scientifique interdisciplinaire de Brazzaville

LE PROFESSEUR THEOPHILE OBENGA LIVRE A LA COMMUNAUTE SCIENTIFIQUE « L’ANATOMIE DU POUVOIR KONGO »

Modérateur : Pr Antoine Manda Tchebwa du CICIBA

Pour Belinda Ayessa, la marraine du Colloque et co-organisatrice avec l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville, aux côtés de l’UNESCO, « il était important qu’on associât des personnalités et des institutions dont l’expertise et l’intérêt sont au fait de ce sujet ». Avec la présence, en l’ouverture du Colloque, d’un monument de la science historique comme le Professeur Théophile Obenga, ce pari a été gagné. Sa leçon académique inaugurale, véritable florilège d’informations de dernière main sur la gestion du pouvoir en pays kongo, depuis la nuit des temps, est un apport essentiel dans la réécriture de l’histoire du Kongo, un royaume emblématique qui a atteint son apogée dans la proximité du Moyen-Âge européen.

Exceptionnel à tous égards, cette séquence articulée sur le mode d’une geste inaugurale, modérée avec une maîtrise remarquable par l’un des invités d’honneur du Colloque, le professeur Antoine Manda Tchebwa, Directeur Général du CICIBA, venu de Libreville, a donné lieu à une revisitation suffisamment instruite de l’intimité du pouvoir au cœur de la société kongolaise précoloniale.

Au-delà de la rigidité de ses prédicats, cette introduction magistrale a le mérite d’avoir impulsé le protocole épistémologique du Colloque des exigences d’un savoir « discipliné », articulé sur la base des acquis questionnés avec méthode, rigueur, objectivité, affranchis de détachement ethniciste (« la tribu ne sauve pas la tribu », a déclaré Obenga). Autrement dit, pour exister dans le récit de l’histoire humaine, la tribu n’a pas besoin d’une auto-exaltation narcissique, car reposant sur des bases foncièrement idéologiques, dogmatiques. Qui plus est, celle-ci étant incapable de s’élever à l’objectivité. C’est « le plus grand qui la protège (la tribu) et la sauve, c’est-à-dire la nation, l’humanité. » Humanité entendue ici comme entité englobante qui porte l’estampille de l’histoire holiste de l’Homme épicène dans la conscience d’un récit intelligible pour tous et partagé en contrepoint d’une vérité vraie et unique.

Pr Théophile Obenga                                                                     Pr Antoine Manda Tchebwa

A partir de son lieu d’énonciation (ici une chaire de maître d’histoire instituée pour la circonstance en incipit d’une rencontre de haut niveau), le coût scientifique d’une telle exigence est (entre maïeutique et propédeutique) :

a) Du point de vue de la compétence et de la légitimité de l’historien

  • observer les règles de la critique historique ; Levinas dans Totalité ne dit autre chose que cela : « Le savoir ne devient savoir d’un fait que si, en même temps, il est critique, s’il se remet en question, remonte au-delà de son origine » ;
  • recourir à une méthodologie rigoureuse, en s’efforçant d’éviter de camper quelque « sectarisme méthodologique » ;
  • offrir quelque garantie d’autorité, de légitimité et de compétence.

Qu’est-ce qui précède ce prédicat ? Tout historien, puisque investi d’une « conscience réfléchie, raisonnée, discursive, à cause de l’évidence apodictique du fait historique » a, dit Obenga, le devoir de se hisser au-dessus d’une « conscience tribale étriquée ». Elle qui est, forcément, source d’une apologie autocentrée. A cet égard, le chercheur se doit d’éviter « la banalité répétitive des faits connus, et la facilité des analyses ». Ainsi importe-t-il de libérer, dans ces conditions, la rationalité illusoire qu’impliquent les seuls clichés auto-glorifiants nés des exploits fabuleux que se forge souvent l’imaginaire de la tribu dans une sentimentalité narcissique.

43 ans de production scientifique multidisciplinaire (de 1968 à 2011) sur le royaume Kongo (étayée par une bibliographie fort impressionnante, qui n’est pas un travail sur l’oubli), portée par un élan constant de dépassement de soi, ont fait de Théophile Obenga un exemple d’un chercheur exemplaire. Il est habité par une rigueur conceptuelle permanente attelée à une valeur axiomatique, elle-même émancipée des scories d’un « sentiment ethnique brut et naïf  »  susceptible d’installer le chercheur imprudent dans « un lieu clos » dont l’essence est souvent truffée de redites.

Il sied d’avoir avoir clairement conscience que l’historien, ou toute autre personne appelée à tenir un discours sur un sujet d’histoire, « n’est pas un clerc, mais un homme ou une femme de métier, et le métier est fixé par une méthodologie rigoureuse.» De la sorte, Obenga se refuse de prendre le parti pris d’une pensée ontologique foncièrement laudative. Qui, en fait, ne serait qu’une merveilleuse machine à remonter les temps sous l’autorité d’une « dignité théorique » idéalisée. Posture, généralement, attelée au dogme ambiant, qui commande de dépasser la memoria sui (son propre horizon). Saluons ici l’exemple d’un maître de la recherche dont l’audace l’a conduit jusqu’à interroger les sources les plus rarement consultées (italiennes et portugaises) par les chercheurs africains. Espace de recherche peu fréquenté, sans doute à cause de la barrière linguistique, parfois de la paresse intellectuelle.

Un colloque, qui est un lieu hautement scientifique, sinon un lieu d’une parole souveraine et suffisamment encadrée, est une tribune où on vient parler. On se doit donc d’y parler de… science, avec science et en science à la mesure de la pertinence de la problématique fondatrice du débat sollicité.

b) L’anatomie des familles et clans proto-royaume kongo

Le royaume Kongo n’est pas le fait d’un surgissement ex nihilo, encore moins d’une fable. Les rapports au sang ont joué un rôle essentiel dans l’accès et la succession au pouvoir. Cette problématique « insoupçonnée » dans l’étude de la royauté kongo, a inspiré une investigation assez hadale de la part du chercheur en histoire.

La leçon de Théophile Obenga, ici éclairée par des sources italiennes et portugaises inédites, dont La Relatione (1951) de Pigaffeta-Lopez, permet de lever un coin du voile sur le contexte de la succession sur le trône du Kongo précoloniale : la prééminence du mani Mbata dans le Mpemba et le Mbata. Territoires où prédominent les clans ou famille Vunda et Nsaku (Nsaku Malela, Nsaku Nevunda, Mambondo…). Clans dont on va retrouver une résonance parfaitement audible dans les futurs enjeux de pouvoirs dans le Kongo.

Il est ici un fait établi par une longue tradition : le mani (gouverneur) de Mbata (province) appartient à une lignée royale kongo consanguine (les sources italiennes disent : « Sempre (…) dei sangue delli Re di quel paesse »). Vu à cette aune, fort d’un tel atout qui le prédispose à une dignité finale supérieure selon l’ordre de préséance prévue à cet égard, l’on comprend pourquoi Pigaffeta-Lopez ait pu noter : « Le Mani Mbata siège plus près du Roi que n’importe quel autre gouverneur ou seigneur du royaume de Congo ; il est le second personnage du royaume et ses avis ne peuvent être contredits par personne d’autre, comme cela arrive pour n’importe quel autre seigneur. Si la lignée des Rois de Congo venait à faire défaut, c’est à lui que reviendrait la succession. »

Partant d’une telle hiérarchie, arrimée à une exigence de consanguinité, l’on comprend par ailleurs pourquoi il est difficile de renier la légitimité kongo au roi Lukeni, le fondateur du futur royaume (à partir de Mbanza-Kongo), lui-même petit-fils de Nsaka Lau (père de la mère de Lukeni). C’est donc par la voie féminine que le clan Nsaku a fourni au trône une chaîne d’innombrables et illustres souverains.

Outre la province de Mbata, selon la même source, Nsundi (ou Cundi, Sunde, Sundo, Cundy), comme l’atteste Obenga dans sa leçon, n’est pas une entité mineure. Il doit être considéré comme « le domaine patrimonial (bivumbu) de tout le royaume Kongo. » La Relatione l’indique de manière encore plus nette : « Cette province est la première et comme le patrimoine de tout le royaume de Congo ; c’est pourquoi elle est toujours gouvernée par le premier-né du roi et par les princes qui sont aptes à succéder. »

A 351 ans de distance chronologique, une partie des propos de Pigaffeta se retrouve, confirmée quasi à l’identique, chez un natif de la région, sans doute un lointain descendant de ce clan, Charles Nkudi, questionné par le Père Mertens en 1942.

Rien qu’au regard de la prédominance et l’influence de ces deux clans sur la vie royaume au Kongo, il appert, et c’est la conviction de Th. Obenga, que le pouvoir politique n’était l’apanage d’un seul clan ou famille. Est-il qu’au regard du nombre de souverains livrés par chaque clan tout au long de l’histoire du Kongo, il est permis de classer les provinces dans l’ordre que voici :

  • province de Nsundi (12 souverains)
  • province de Mpemba (2 souverains)
  • province de Mbata (1 souverain)
  • province de Soyo (1 ou 2 souverain)
  • province de Mpangu (1 souverain)
  • province de Mbamba (3 souverain)

Reste que, souscrivant à une hiérarchie bien rigoureuse selon des règles préétablies, toutes les autres provinces annexes, telles qu’elles apparaissent ici, ne jouissent pas d’un même degré de préséance dans l’accès au pouvoir par rapports aux privilèges concédés prioritairement au Nsundi.

D’après Mgr J. Cuvelier, cité par Obenga, Il y a cependant « un roi qui reçoit des honneurs égaux  à ceux rendus à Ne Kongo. C’est Mwe Ngoyo. La frontière  de son pays est à Malela, non loin de l’embouchure du fleuve. Ne Kongo et Ne Nsundi (mwe Nsundi) ont une puissance à peu près  égale. Cependant l’autorité de Ne Kongo est souveraine. »

Du point de vue de la symbolique du lieu, « le fait d’avoir organisé une telle rencontre à quelques mètres du lieu où repose Pierre Savrognan de Brazza [qui n’est nullement un hors-temps] porte en lui un message fort qui est celui du respect de l’autre, de son mode de vie ; de ses traditions, de son histoire. Autant de valeurs sur lesquelles se sont toujours construites les communautés humaines dignes de ce nom sur les cinq continents que compte la planète. » (J.-P. Pigasse).

c) Le rapport au sang

Au Kongo, l’anatomie du pouvoir politique indique clairement que l’accès au pouvoir est le fait des lignages, clans et familles privilégiés.

C’est le sang qui construit la royauté. Rites et cérémonies de couronnement procèdent d’une sphère sacrée. Il est du domaine des dieux et des esprits des lignages.

La femme est le vecteur primordial par lequel s’opère la regi-focalité (pouvoir du roi). La femme est donc la mère naturelle de tous les rois Kongo. Sauf cas d’usurpation.

Les grandes leçons qu’il convient de tirer de l’anthropologie politique de Th. Obenga vouée à la gestion du pouvoir au Kongo, est de deux ordres :

  • la succession à la royauté Kongo s’opère en ligne féminine par le mariage
  • tout pouvoir politique, en pays Kongo, est investi d’une sacralité intangible fondée sur la claire ontologie kongo

Fondé entre les VIIe et VIIIe siècles de notre ère, le royaume Kongo dont l’anatomie du pouvoir régalien (bel exemple d’une ethno-histoire pré/et coloniale) vient de nous être révélées ici, grâce aux matériaux culturels, historiques, sociologiques et anthropologiques prélevés par le professeur Théophile Obenga, à l’incipit des grands échanges programmés en Commissions thématiques, a fini par atteindre son apogée au contact des Portugais, fin du XVe siècle. Puis, dans une sorte d’opposition barbare/civilisé doublée d’un choc ultime des civilisations jamais achevé, se disloque, en 1665, avec la guerre d’Ambuila.

Mort, peut-être pour les uns depuis ce jour-là, pour les autres le Kongo continue encre à vivre dans… la mémoire collective, avec tout le poids de la dette due aux vénérables devanciers et leurs exploits antérieurs. Au sujet de la mémoire et de l’oubli, Paul Ricœur avait dit quelque chose qui garde encore tout son sens :

« Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli.

Sous la mémoire et l’oubli, la vie.

Mais écrire la vie [d’un autre temps] est une autre histoire. »

Au-delà des ruines des pierres, de l’invisibilité des infrastructures organiques et de la corrosion des objets en fer et en cuivre, le mérite des grands royaumes, est qu’ils sont immortels. Celui du Kongo est sûrement de ceux-là.

Pr Antoine Manda Tchebwa

 

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